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Entretien avec Florence Naugrette et Virginie Yvernault
Entretien avec Florence Naugrette et Virginie Yvernault
Projet Registres de la Comédie Française (RCF 19)
Entretien avec Florence Naugrette et Virginie Yvernault
Florence Naugrette est professeur à Sorbonne Université où elle occupe la chaire d’histoire et théories du théâtre. Spécialiste du théâtre du 19e siècle et de ses mises en scène contemporaines, elle dirige notamment l’édition numérique des vingt mille lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo et prépare une biographie de Juliette Drouet aux éditions Flammarion.
Spécialiste du théâtre du 18e siècle et de sa réception, Virginie Yvernault est postdoctorante en humanités numériques au Labex Obvil. Elle publie un ouvrage sur Beaumarchais, aux éditions Hermann : Figaromania. Révolution et usages du théâtre de Beaumarchais (18e-19e siècles).
Pouvez-vous nous présenter brièvement le projet RCF19 ?
Florence Naugrette
Le projet RCF 19 s’inscrit dans la continuité d’un projet international qui a donné lieu à la mise en place d’un site internet général consacré à l’ensemble des représentations qui ont été données à la Comédie-Française depuis sa création, en 1680, et plus largement à la vie théâtrale et à ses enjeux.
La Comédie-Française est le seul théâtre au monde à avoir conservé des archives comptables et administratives complètes, auxquelles ce site donne en partie accès : registres des recettes et des dépenses, qui permettent de connaître la programmation journalière et le nombre de spectateurs suivant les différents types de places, registres des feux, qui indiquent la distribution pour chacune des séances théâtrales, et registres de comités et d’assemblées de comédiens, qui livrent les comptes rendus des réunions tenues par les Comédiens-Français.
Le premier stade de ce travail (RCF 1), qui a réuni la Bibliothèque-Musée de la Comédie-Française, l’Université Paris Ouest Nanterre, Sorbonne Université, le MIT et les universités d’Harvard et de Victoria, a été consacré à la programmation théâtrale de la Comédie-Française et aux recettes obtenues entre 1680 et 1793. Financé en France par le Labex Obvil, Sorbonne Université, l’IDEX SUPER, l’Institut universitaire de France, l’Université de Rouen Normandie, la Fondation pour la Comédie-Française, et au Canada par le CRSH, le programme RCF 19 s’attache à la numérisation, à la saisie et à l’analyse scientifique des registres des recettes et des registres d’assemblées de la période suivante, à savoir 1799-1914.
Le travail technique et scientifique qui est mené trouve des prolongements dans l’organisation de colloques et journées d’étude, dont la première se déroulera le 26 septembre 2020, mais aussi dans la programmation des « Journées particulières » au théâtre du Vieux Colombier, qui proposent des lectures et des mises en contexte de pièces présentant un intérêt à la fois théâtral et historique.
Quels sont les outils numériques qui vont vous permettre d’exploiter scientifiquement une quantité de données aussi importante ?
Virginie Yvernault
La quantité de données à traiter et à stocker pour les représentations du 19e siècle est en effet considérable : plus de 70 registres de recettes, d’environ 350 pages chacun, ont d’ores et déjà été numérisés et vérifiés. Cela représente au total plus de 30 000 images. Il faut dire qu’au 19e siècle, il n’est pas rare que trois pièces soient données au cours d’une même séance théâtrale (or certains jours, deux séances sont programmées, l’une en « matinée », l’autre en soirée). Le traitement de ces archives comptables est complexe car les données sont hétérogènes et instables : les catégories de place et leur prix respectifs ne cessent d’évoluer tout au long de la période. Les recettes étant nettement plus détaillées dans la seconde moitié du siècle, les informations se multiplient : sont ainsi mentionnées, outre les sommes habituelles correspondant au produit des places vendues en location et en abonnement, les entrées « accidentelles » ou encore les billets de faveur offerts par l’administration ou par les sociétaires.
La saisie manuelle des chiffres est envisageable, mais fastidieuse. Aussi allons-nous tenter d’utiliser et d’adapter le logiciel LectAuRrep (Lectures automatiques des Répertoires), développé par l’INRIA. Il s’agit d’un logiciel de « reconnaissance optique des écritures manuscrites » conçu pour le Minutier central des notaires parisiens, qui collecte des répertoires allant de 1804 à 1944. Ce logiciel nécessite que les formes soient relativement homogènes et les caractères manuscrits assez réguliers, ce qui est globalement le cas pour les registres de la Comédie-Française au 19e siècle. Il ne sera toutefois pas possible de se priver de toute intervention humaine : ces données devront être vérifiées et complétées, le taux d’erreur pouvant être important.
Quant aux registres administratifs dédiés aux comptes rendus des comités et des assemblées de comédiens, qui permettent de comprendre le fonctionnement interne de l’institution et de découvrir les préoccupations, les revendications ou les caprices des acteurs et des actrices, ils sont pour l’instant retranscrits manuellement, suivant un protocole éditorial précis, mais nous n’excluons pas le recours à LectAuRrep ou un autre logiciel de ce type.
Pouvez-vous nous en dire plus sur les outils de visualisation des données qui ont été ou qui vont être mis en place ?
Virginie Yvernault
Une base avec interface de saisie et de consultation est en cours d’élaboration. Elle organise les données en deux tables principales : les séances théâtrales (date, pièce, recettes, catégories de place…) et les pièces (auteur, titre, genre, date de création…). Les index d’auteurs et de pièces ont été constitués, la saisie des recettes chiffrées est en cours. Mais la difficulté majeure du projet réside sans doute dans la structuration des données et des métadonnées et dans leur interopérabilité dans la mesure où le but poursuivi demeure la mise en relation de toutes les interfaces issues des différents projets RCF. Des API devront être réalisées à cette fin et seront supervisées par l’ingénieur de recherche et coordinateur scientifique de l’Obvil Motasem Alrahabi. Il est en effet souhaitable d’assurer la liaison entre les différentes bases et, par conséquent, entre les différents corpus archivistiques, pour permettre aux utilisateurs du site de mener des recherches sur une longue période (1680-1914) ou de croiser données quantitatives et qualitatives.
Quelles sont les prochaines étapes du projet RCF 19 ?
Florence Naugrette
Une fois que la totalité des registres de recettes et des registres d’assemblées du 19e siècle sera traitée, il faudra se consacrer aux autres archives (registres des dépenses et registres des feux). Il serait également intéressant de constituer une réserve documentaire destinée à enrichir le site d’articles de presse ou d’extraits de correspondances relatifs aux pièces qui sont données au cours du 19e siècle. Le colloque qui se tiendra au printemps prochain à Victoria, au Canada, et qui réunira l’ensemble des chercheurs et des informaticiens qui travaillent sur les registres de la Comédie-Française, sera l’occasion de réfléchir aux prolongements possibles du projet mais aussi aux problèmes de pérennité de nos très volumineuses données.
Quels seront les apports de ce traitement numérique des registres de la Comédie-Française pour l’étude de la vie théâtrale du 19e siècle ?
Florence Naugrette
Ces registres comptables et administratifs constituent une source majeure d’informations touchant à tous les aspects de la vie théâtrale (répertoire, public, acteurs, mise en scène, fonctionnement institutionnel…), propre à renouveler les problématiques liées à l’évaluation du succès des œuvres, des auteurs ou des genres dramatiques (dans quelle mesure, par exemple, le déclin progressif de la tragédie au cours du 19e siècle est-il corroboré ou nuancé par les données chiffrées ?). Plus fiable et plus objective que la critique journalistique, l’analyse statistique confirme ou infirme certaines idées reçues : la libre consultation des données permet ainsi aux utilisateurs de constater, chiffres à l’appui, que, contrairement à un préjugé tenace de l’histoire littéraire, Les Burgraves de Victor Hugo n’ont pas chuté.
Virginie Yvernault
Le 19e siècle étant riche en bouleversements révolutionnaires, l’examen raisonné des registres des recettes et des assemblées permet également de prendre la mesure de la relation étroite que l’institution entretient avec la politique. Sans surprise, l’on constate que lorsqu’elle ne prévoit pas des pièces de circonstance, la Comédie-Française fait relâche pendant les périodes les plus troublées, qui sont toujours notées, et parfois même brièvement commentées dans les marges des registres journaliers. D’une manière tout à fait significative, les choix de programmation théâtrale se trouvent également infléchis par les changements de régime : le retour de Louis XVIII au pouvoir est ainsi marqué par la reprise des deux plus grands succès du règne de Louis XVI, La Partie de chasse de Henri IV et Le Mariage de Figaro, mis délibérément à l’honneur pour renouer symboliquement avec l’Ancien Régime, comme si « l’intermède napoléonien » n’avait pas eu lieu.
Propos recueillis par Marguerite Bordry