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Entretien avec Emmanuël Souchier

23 Avril 2018

Entretien avec Emmanuël Souchier

Qu’est-ce que la théorie de l’énonciation éditoriale ?

L’énonciation éditoriale est une théorie de la communication née dans le champ littéraire. Elle prend en compte les acteurs, la forme et la matérialité des dispositifs de communication qui permettent la circulation des textes dans le corps social. Elle s’inscrit dans l’histoire et la culture, et s’intéresse à trois composantes essentielles intimement liées. Tout d'abord l’« image du texte », c’est-à-dire la forme et la matérialité de l’écriture, du texte et de ses supports, qu’il s’agisse d’une page ou d’un écran. Ensuite l’« infra-ordinarisation » de la pratique de lecture et d’écriture. L'« infra-ordinaire » est une expression que j’emprunte à Perec. Perec évoque des faits ou des objets. Je déploie cette idée vers le processus vivant d’« infra-ordinarisation » qui désigne l’oubli nécessaire de l’apprentissage au cours de la pratique. C’est ce que j’ai appelé la « mémoire de l’oubli », un phénomène d’effacement qui entraîne un « impensé radical » des conditions de l’action, de la lecture ou de l’écriture par exemple. Un phénomène valable pour tout processus de communication. Merleau-Ponty le résume merveilleusement dans La Phénoménologie de la perception lorsqu’il écrit que « l’expression s’efface devant l’exprimé ». La problématique de la « mémoire de l’oubli » réinterroge fatalement celle de la sémantique et de la place du contexte et de l’interprétant. Enfin, le troisième aspect de la théorie de l’énonciation éditoriale repose sur la prise en compte de l’ensemble des acteurs qui œuvrent pour l’élaboration, la fabrication ou la circulation du texte : l’auteur, l’éditeur, l’editor au sens latin ou anglo-saxon du terme, l’équipe éditoriale, les maquettistes, les imprimeurs, etc. Je parle alors de « polyphonie énonciative ». Tout texte est effectivement le fruit d’un travail collectif, il est en cela « polyphonique ». L’énonciation éditoriale pose la question des rapports de pouvoirs qu’entretiennent les différentes instances d’énonciation. Il convient également de prendre en compte « l’hétérophonie énonciative » dans la mesure où une partie de l’énonciation éditoriale relève de la matérialité des dispositifs, ce qui est devenu patent avec l’informatique où une part de l’énonciation relève de la machine et non uniquement de l’activité humaine (voir l'entretien publié dans le n° 1 de la revue Études digitales).

En quoi le numérique constitue-t-il une « rupture sémiotique » ?

L’informatique présente la particularité de « textualiser les pratiques sociales ». Elle a introduit dans l’activité d’écriture quelque chose de fondamentalement nouveau, « l’outil d’écriture de l’écriture » qu’est le logiciel (le traitement de texte, par exemple). Ainsi, pour la première fois de l’histoire de l’écriture, l’homme a recours à un dispositif intermédiaire situé entre sa pratique et ses supports d’écriture et de mémoire. Sans cet « outil d’écriture écrit » (que j’appelle, en me démarquant de Genette, un « architexte »), je ne peux pas écrire à l’écran. Or, il faut bien comprendre qu’un architexte est un outil dédié, « linéarisé », écrit, syntaxisé. C’est un outil intellectuel et technique, une « technologie de l’intellect » au sens où l’entend Jack Goody. L’architexte porte en lui une représentation de la communication écrite et il impose cette représentation à celui qui l’utilise. Deux autres particularités caractérisent l’écrit d’écran. La nécessité de posséder un dispositif technique (un ordinateur) et celle d’avoir accès à une source d’énergie. Sans énergie, sans ordinateur et sans architexte, il est impossible d’écrire sur un écran. Ce sont là les conditions de possibilité déterminant ce que Milad Doueihi a justement appelé la « culture numérique ». La « rupture sémiotique » à proprement parler se situe entre les couches sémiotiques et techniques de l’écriture numérique. Il y a une scission entre l’espace de la pratique, celui de la lecture et de l’écriture et celui de la « matière mémoire » où l’information est enregistrée (disque dur, clé USB, etc.). Pour la première fois de son histoire, l’homme a scindé le signe d’écriture de sa mémoire inscrite. Comme si l’écriture informatique était schizophrène. On n’a pas encore évalué les conséquences anthropologiques de ce phénomène.

La rupture est donc également politique ?

L’écrit d’écran est en effet dépendant de la société industrielle qui produit l’énergie et les outils (ordinateurs, architextes, réseaux). L’écriture est ainsi devenue une pratique conditionnée par l’industrie et soumise à la publicité, alors qu’elle était auparavant indépendante, dans son usage dans la sphère privée. Le texte numérique est également soumis à l’évolution des supports techniques et de stockage ainsi qu’au racket économique et industriel de l’obsolescence programmée. Il est par ailleurs essentiel de rappeler que le numérique a dissocié le stockage et l’usage de la mémoire. Et cette séparation inédite de la mémoire et de son usage, pour être une évolution anthropologique fondamentale, n’en est pas moins soumise à des choix politiques et industriels qui échappent aux usagers.

Quel peut être le rôle des humanités numériques ?

Je pense qu’il faut cesser de voir dans l’enseignement du code la réponse à tous nos problèmes, contrairement à ce que certains lobbies prônent actuellement en France, notamment au sein du ministère de l’Éducation nationale, car c’est un « leurre démocratique ». Il convient, en revanche, d’enseigner la « lettrure numérique », c’est-à-dire l’approche réflexive de la lecture et de l’écriture sur les écrans, et de toute la culture du texte que ces pratiques requièrent. La « littératie numérique » en somme. J’emprunte au Moyen Âge le terme de « lettrure » pour ce qu’il a l’intelligence d’associer intimement la lecture et l’écriture. Or ce sont là les deux activités fondamentales que nous pratiquons face à nos écrans : nous lisons et nous écrivons. Là réside, me semble-t-il, le vrai travail des « humanités numériques » : former les citoyens à la textualité numérique et à l’ensemble des questions qui lui sont liées : comment accède-t-on à un texte qui s’affiche sur un écran ? Quels en sont les formes et les formats ? Quelles en sont les sources ? Qui sont et de quelles natures sont les énonciateurs ? Quels sont les critères de validation et de publication ? Comment peut-on décrypter une fausse information ? Etc. Les « humanités numériques » nous offrent l’occasion rêvée d’une véritable réflexion sur la culture de la « lettrure », c’est-à-dire sur cette activité singulière qui consiste essentiellement à lire et à écrire sur des écrans au quotidien.

propos recueillis par Romain Jalabert