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Entretien avec Clarisse Barthélemy et Camille Koskas
Entretien avec Clarisse Barthélemy et Camille Koskas
Camille Koskas et Clarisse Barthélemy sont doctorantes en littérature française et co-dirigent le projet HyperPaulhan. Elles nous exposent les enjeux d’un programme de recherche centré sur l’édition scientifique de la correspondance de Jean Paulhan, et qui offre un point de vue inédit sur la vie littéraire du XXe siècle.
Jean Paulhan occupe une place centrale dans la vie littéraire du XXe siècle. Qu’est-ce qui vous a intéressées dans son œuvre et dans les relations qu’il a entretenues avec les autres écrivains de son temps ?
– Camille Koskas
Paulhan est un acteur très important de la vie littéraire de son temps. Pour les années cinquante, par exemple, il ouvre des perspectives différentes de celles qui sont habituellement traitées, comme le roman existentialiste et le nouveau roman : il permet notamment d’aborder la question de la littérature érotique, qui a fait récemment l’objet du colloque Érotisme et frontières dans la littérature française du XXe siècle, ainsi que toute une constellation d’auteurs dont on parle moins dans les études universitaires, comme Henri Thomas, Dhôtel, Bisiaux, ou tout l’ensemble des auteurs compromis pendant la guerre (Céline, Jouhandeau, Rebatet, etc.). Étant donné son rôle de mentor par rapport à un certain nombre d’auteurs, ses correspondances sont très riches – je pense par exemple à celle avec Henri Thomas, où ce dernier livre un très grand nombre d’informations sur son écriture poétique et romanesque. Enfin, il y a toute la question de son rôle en tant que directeur de la Nouvelle Nouvelle Revue française, dont le bilan reste à réévaluer.
– Clarisse Barthélemy
Ce rôle de mentor et d’homme de revues, il l’endosse pendant près de cinquante ans, et parvient à marquer quasiment tout l’espace de la vie littéraire de son empreinte, sans pour autant prendre parti. C’est ce “don d’ubiquité”, pour reprendre le titre du documentaire de Jérôme Prieur, qui fait de lui une personnalité spéciale. J’ajouterai que ce qui est fascinant, chez Paulhan, c’est la force d’attraction qu’il exerce. Dans les années 1920 et 1930, par exemple, en même temps qu’il s’installe à la Nouvelle Revue Française, l’avant-garde considère son œuvre comme vraiment révolutionnaire – contrairement à l’image d’arrière-garde qu’on a pu retenir de lui après sa mort. Il a exercé une influence considérable sur l’avant-garde et sur la modernité. C’est quelqu’un qui oriente, dirige et influence toute la vie littéraire depuis le tout début des années vingt jusqu’à la veille des années soixante-dix, c’est-à-dire jusqu’à la nouvelle critique. Il l’anime de manière publique, ouverte, mais aussi de manière plus souterraine, ou, comme il dirait, plus « secrète ».
Quels sont les objectifs que vous vous êtes fixés en élaborant le projet HyperPauhlan ?
– Camille Koskas
Jusqu’à présent, nous nous sommes concentrées sur la publication des correspondances inédites et épuisées des années 1925 à 1936, et 1950 à 1958. Il s’agissait de constituer une base de données qui permette de recouper des correspondances que les contraintes de l’édition papier impliquent de publier séparément : nous adoptons une approche globale et diachronique, et non une approche par épistolier. Nous avons actuellement 1650 lettres transcrites, et à peu près 5000 images scannées, ce qui représente 83 correspondances. Pour l’instant, 700 lettres sont en ligne, soit 24 correspondances, dont certains ensembles importants, comme les correspondances inédites, avec Roger Martin du Gard et avec Arland. Nous allons avoir une prochaine vague de mise en ligne, où nous publierons notamment la correspondance avec Malraux, Robbe-Grillet et Crémieux. Un de nos objectifs est de donner une visibilité à ces archives. Il s’agit aussi d’éclairer des pans mal connus de la vie littéraire des deux périodes que nous avons retenues.
– Clarisse Barthélemy
Notre projet avance aussi au jour le jour en fonction des idées techniques qui nous viennent et des solutions que trouvent les ingénieurs. L’objectif de ce site, c’est justement d’aller au-delà de la simple documentation et de créer un outil (et non pas seulement une base de données) qui permette de se promener dans les lettres et d’effectuer des recherches. Il s’agit d’offrir un moyen de parcourir tout l’entrelacs souterrain des relations entre Paulhan et le monde littéraire.
Vous préparez toutes deux une thèse de doctorat sur Jean Paulhan. Comment s’articule la recherche que vous menez dans ce cadre et le projet HyperPauhlan ?
– Clarisse Barthélemy
Je travaille sur Paulhan et la poésie. J’essaie de montrer en quoi la réflexion sur la poésie qu’on trouve chez Paulhan l’amène à réformer la critique, en quoi la poésie, par tout ce qu’elle dit sur notre rapport au langage, est, pour lui, la « clef de la critique ». Tout ce que nous sommes en train de rassembler constitue pour mon travail de thèse (qui se fait en dehors du cadre du labex et sur une chronologie beaucoup plus étendue) un outil de recherche extraordinaire, qui m’a permis d’avoir accès à des archives inédites et de recouper les informations de manière beaucoup plus simple. Dans le cas de Paulhan, les brouillons et tout ce qui concerne l’aspect génétique de son œuvre sont moins intéressants que la correspondance, qui constitue la source première d’information. C’est une masse de ressources gigantesque.
– Camille Koskas
Pour ma part, je travaille sur Paulhan et la vie littéraire des années cinquante. Ma thèse, qui s’effectue dans le cadre du labex OBVIL, a été conçue en articulation avec le projet lui-même. Le corpus que nous avons numérisé constitue donc un apport documentaire essentiel. Certaines correspondances sont particulièrement intéressantes pour ma recherche, par exemple toute la correspondance avec Arland, où celui-ci donne son avis sur les Cahiers de la Pléiade, sur la relance de la NRF, que Paulhan et Arland co-dirigeaient dans les années 1950. On trouve aussi de nombreux passages où la valeur des contemporains est interrogée. Paulhan émet souvent des doutes sur la valeur poétique de René Char, par exemple. Un autre ensemble qui est intéressant pour moi, c’est la correspondance avec Barbara Church, pour qui Paulhan dresse des petits tableaux de la vie parisienne, des expositions, des pièces de théâtre, etc. Tout cela m’apporte des informations précieuses. Et même si le site ne dispose pas encore d’outils d’analyse de données très sophistiqués, un simple moteur de recherche permet d’avoir un accès très commode à cet ensemble massif. Par exemple, pour le colloque Érotisme et frontière que j’ai organisé avec Amélie Auzoux, j’ai pu faire des recherches sur Sade, sur Histoire d’O, les textes sulfureux de Jouhandeau, etc.
Quelles méthodologies avez-vous mises en œuvre jusqu’à présent ? Comment avez-vous travaillé au sein de votre équipe, et avec vos partenaires ?
– Camille Koskas
Nos partenaires sont l’IMEC et la Société des Lecteurs de Jean Paulhan, et nous travaillons avec les ingénieurs de l’IMEC et ceux du Labex, ainsi que Michel Murat et Didier Alexandre, qui font partie du projet. Il me semble que nous avons construit une chaîne éditoriale efficace. Nous nous rendons tous les mois à l’IMEC pour scanner les lettres et entrer les métadonnées qui les accompagnent. Nous avons défini en concertation avec l’IMEC un certain nombre de priorités : les inédits, les éditions épuisées, les deux tranches chronologiques sur lesquelles nous travaillons, choisies en fonction de leur cohérence et de leur intérêt dans le parcours de Paulhan. Ce qui était également important, et ce qu’a vraiment pris à cœur Vincent Jolivet, l’ingénieur du labex qui a mis en place le site, c’est que le lien avec la dimension archivistique du projet apparaisse clairement sur le site : les fonds dont proviennent chaque correspondance sont toujours mentionnés, et chaque lettre est toujours resituable en contexte d’archives. Le chercheur qui visite le site et qui a envie de consulter la tranche d’une correspondance postérieure à 1936 a toute les informations nécessaires pour se rendre à l’IMEC et consulter le reste de cette correspondance. Nous entretenons aussi une relation très précieuse avec Claire Paulhan, la petite-fille de Jean Paulhan, qui s’occupe de tout l’aspect juridique, et qui fait un tri dans les correspondances, parfois mal classées ou mal datées. Enfin, la Société des Lecteurs de Jean Paulhan nous prête main forte pour les transcriptions. Nous indiquons les correspondances qui sont disponibles, nous leur envoyons les images et ils nous renvoient la transcription réalisée suivant un protocole que nous avons défini. De nombreuses personnes se sont montrées intéressées.
– Clarisse Barthélemy
L’implication de Claire Paulhan est vraiment très importante, notamment auprès des ayants droit. Jean Paulhan est un des auteurs les plus récents des corpus de l’OBVIL, ce qui pose des problèmes juridiques. Pour cela, Claire est le chaînon indispensable de ce projet. Non seulement elle peut négocier la récupération des correspondances et leur publicité, mais en plus elle fait le tri, car elle sait ce qu’il faut faire apparaître en priorité. Elle nous guide vraiment.
Le corpus HyperPaulhan est un corpus de correspondances. Cela pose-t-il des difficultés particulières ? Comment pensez-vous exploiter cette spécificité ?
– Camille Koskas
Cela nous a demandé un travail de réflexion sur le modèle spécifique à imaginer par rapport à ce corpus, sur la question des métadonnées et des identifiants, etc. Une correspondance privée pose également des problèmes pour l’indexation automatique ou semi-automatique : de nombreuses personnes sont mentionnées par des surnoms, par des prénoms, etc. Enfin, la taille variable des correspondances et l’inégale précision dans la datation des lettres demandent aussi une réflexion spécifique. On espère que la numérisation massive permettra de résoudre par recoupement un certain nombre de problèmes de datation des lettres.
Nous avons aussi voulu tenir compte de la spécificité de chaque lettre : une de nos priorités, dès le début du projet, c’était de pouvoir visualiser l’image à côté de la transcription. Certaines lettres sont très belles, comme celles de Barbara Church, avec des papiers à lettre toujours très extravagants. Malraux, lui, dessine souvent des petits chats à la fin de ses lettres. Il serait dommage de perdre tout cela.
– Clarisse Barthélemy
L’édition de correspondances nous offre aussi une véritable terrasse depuis laquelle observer la vie littéraire de manière panoramique. C’est comme un spectacle, parce que, quand on croise plusieurs lettres sur une petite période resserrée, on a vraiment l’impression d’assister à une pièce de théâtre, avec ses personnages, ses intrigues, etc. Et l’on peut accéder à ce qui n’est pas forcément public. Cela donne un relief incroyable à la vie littéraire. En plus des événements publics, du jugement des œuvres, etc., on a accès aux mouvements d’humeur des différentes personnalités, aux disputes, aux réconciliations, aux déclarations d’amitié, aux tromperies, aux obsessions, aux confidences, et c’est très important pour voir comment une œuvre fait son chemin, ce qui dépend aussi beaucoup des aléas des relations humaines.
– Camille Koskas
C’est exactement ce que je retrouve pour mon travail de thèse avec l’étude de la Nouvelle Nouvelle Revue française. La correspondance permet vraiment de donner à voir ce qui n’est pas lisible dans les sommaires : tous les différends entre les deux directeurs, les inquiétudes d’Arland quand Paulhan veut publier Jouhandeau, Chardonne, et un certain nombre d’auteurs compromis par la guerre, toutes les histoires aussi avec Mauriac, avec qui Paulhan entretient des rapports très conflictuels lors de la relance de la NNRF.
– Clarisse Barthélemy
Finalement, ça complexifie beaucoup l’histoire littéraire, mais dans le bon sens. Pendant la guerre, par exemple, où Paulhan avait encore un rôle clef, les choses sont beaucoup plus subtiles qu’on peut se l’imaginer, entre des écrivains collaborationnistes d’un côté et des écrivains résistants de l’autre. Les correspondances permettent de voir souterrainement comment se font et se défont les liens entre les écrivains, comment les œuvres passent parfois avant les préférences politiques, et bien sûr comment se met en place la clandestinité des Lettres sous l’Occupation. Pour revenir à une période qui apparaît sur le site, celle des années trente, la correspondance de Paulhan montre bien qu’il fascinait les avant-gardes, et qu’il est loin d’être un « anti-moderne ». Elle montre aussi comment, au sein des différents groupes d’avant-garde (parce qu’il n’y a pas que le surréalisme, il y a aussi le Grand Jeu, par exemple), on se dispute la notion de modernité.
Quels projets comptez-vous mettre en place dans les années à venir pour enrichir et exploiter le corpus HyperPaulhan ?
– Camille Koskas
Tout d’abord, nous allons enrichir la base de données, ce qui devrait être fait assez rapidement parce qu’on a beaucoup de munitions en réserve. Ensuite, nous souhaitons, depuis le début du projet, offrir sur le site une chronologie générale, une sorte de calendrier auquel l’utilisateur pourrait se reporter pour avoir accès, selon différentes échelles, à une année, une mois, un jour de correspondance, et avoir ainsi une connaissance beaucoup plus fine de la vie littéraire. J’ai aussi commencé à m’intéresser à la question de l’indexation des noms de personne. Quelle place y a-t-il pour une indexation semi-automatique dans un contexte privé comme celui d’une correspondance, où certaines personnes sont simplement évoquées par leur prénom, par leur surnom, etc. ? Nous sommes en train d’explorer la piste d’une extraction automatique d’entités nommées via UNERD (méthode développée par Alaa Abi-Haidar du LIP 6 et disponible en ligne) qui demanderait ensuite bien sûr à être complétée manuellement. Ce qui nous intéresserait, ce serait aussi d’avoir une cartographie des réseaux Paulhan, afin de pouvoir observer qui cite et qui est cité et d’avoir un accès dynamique et diachronique à sa correspondance.
– Clarisse Barthélemy
Nous avons également en tête de faire un colloque l’année prochaine, qui serait plus ouvert, plus scientifique et moins technique que la précédente journée d’étude que nous avons organisée, qui était essentiellement tournée vers le développement interne du projet. L’idée serait de trouver un axe de recherche qui dépasse les questions techniques et qui permettrait d’étudier les types d’exploration auxquelles se prête le corpus, et les connaissances qu’il nous apporte sur la vie littéraire.
Propos recueillis le 20 mai 2016 par Marc Douguet