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Entretien avec Pauline Flepp
Entretien avec Pauline Flepp
Projet Ponge
Entretien avec Pauline Flepp
Pauline Flepp a soutenu le 7 décembre 2020 sa thèse de doctorat, intitulée Francis Ponge, entre singularité et appartenance : compte tenu des autres et partis pris littéraires. ATER à l’Université Paris-Descartes, elle coordonne le projet Ponge du Labex OBVIL.
Pouvez-vous nous présenter le projet Ponge ?
Le projet Ponge comporte deux volets principaux : d’une part, la numérisation du fonds Francis Ponge de la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet – à ce jour, 6000 feuillets ont été numérisés ; d’autre part, la constitution d’une édition numérique de la correspondance active et passive de Francis Ponge, à partir des transcriptions établies par Armande Ponge, la fille du poète, avec l’aide de Madeline Pampel. Grâce à l’immense travail qu’elles ont mené, nous avons pu travailler à partir d’un vaste corpus épistolaire déjà transcrit sur des documents Word, ce qui a représenté un gain de temps énorme, puisqu’il ne nous restait plus, alors, qu’à styler ces documents et à les transcrire en XML-TEI.
Il faut préciser qu’il s’agit d’une correspondance extrêmement riche, de près de 11 000 lettres, avec plus de 1500 correspondants. Francis Ponge gardait un nombre considérable de lettres, et il faisait par ailleurs très souvent des copies des lettres qu’il envoyait. Nous avons ainsi un corpus unique par son étendue – il couvre presque toute la vie de Ponge, des premières lettres envoyées à ses parents en 1913 à sa mort en 1988 – et par sa diversité, avec des correspondants aux statuts multiples. En effet, Ponge ne tient pas compte du statut prestigieux ou non de ses correspondants. La plupart des correspondances d’écrivains comportent seulement des lettres avec d’autres écrivains, avec des artistes et des éditeurs importants. Or Ponge, lui, a gardé des lettres de professeurs, d’admirateurs, de lecteurs anonymes, d’écoliers, de jeunes auteurs, d’étudiants entreprenant un mémoire sur lui, etc. Il a en outre conservé tous ses échanges avec ses éditeurs, et non pas seulement ceux où il est question de littérature. L’argent est sans doute la thématique la plus refoulée en poésie et dans les études poétiques, au point que l’on pourrait presque parler d’un oxymore dès lors que l’on tend à confronter ces deux termes, or Ponge aborde frontalement la question économique dans plusieurs échanges avec ses éditeurs, et notamment avec Gaston Gallimard, témoignant en cela d’une parfaite compréhension du « marché des biens symboliques ». Cette correspondance est donc un objet d’étude unique, à ma connaissance, pour étudier une vie d’écrivain dans toutes ses dimensions, jusqu’aux plus prosaïques.
Nous touchons là à un des avantages de l’édition numérique sur l’édition papier : en effet, l’édition papier d’une telle correspondance serait difficilement envisageable. Seuls les correspondants disposant d’une certaine notoriété intéresseraient les éditeurs. Or l’édition numérique permet de ne pas se limiter aux « gros poissons » de la correspondance. Elle offre ainsi la possibilité de faire parler les « couches basses » du corpus épistolaire, représentatives de tout un aspect, trop souvent négligé, de la vie de l’écrivain.
Comment cette recherche s’est-elle articulée entre votre thèse de doctorat et le projet Ponge du Labex Obvil ?
La majorité des lectures de Ponge ont longtemps été des approches textualistes, centrées uniquement sur le texte, les thèmes, ainsi que sur la tension entre « compte tenu des mots » et « parti pris des choses ». Il m’est très vite apparu que je disposais d’un matériau extrêmement riche qui permettait une approche nouvelle de l’œuvre pongienne : la correspondance active et passive est précieuse pour situer Ponge historiquement et socialement, en donnant à voir ses interactions avec d’autres acteurs importants de la vie littéraire. J’ai par ailleurs tenu, dans ma thèse, à réintroduire le biographique dans toutes ses dimensions et c’est dans ce cadre que j’ai proposé une définition élargie de la vie littéraire – et d’une vie littéraire – entendue comme l’ensemble des faits interactifs qui font un écrivain et un auteur, de nature institutionnelle, éditoriale, sociale (origine et profession), économique, politique, mais aussi amicale et familiale.
Le fait de pouvoir circuler aisément dans le corpus, grâce à l’édition numérique établie dans le cadre du projet Ponge du Labex Obvil, m’a été extrêmement utile. Certes, j’avais dû parcourir l’intégralité du corpus au moment de styler les lettres, avant l’étape de la transcription en XML-TEI, mais il est certain que je n’avais pas toujours pu, pour des raisons de temps évidentes, lire attentivement chacune des 11 000 lettres du corpus. Or très vite, l’édition numérique de la correspondance a bénéficié, grâce au travail de Frédéric Glorieux, ingénieur au Labex Obvil, d’un appareillage critique : l’intégralité de la correspondance a été publiée sur Philologic 4, logiciel qui offre des possibilités de recherche multiples, par mot, par correspondant, ou encore par date. Ce moteur de recherche m’a permis de m’approprier mon corpus et d’y circuler aisément, en découvrant des lettres qui m’avaient échappé lors de ma première lecture du corpus et qui venaient nourrir mes réflexions.
Le typage des correspondants a également permis une meilleure appropriation de cet immense corpus : comme je l’ai déjà souligné, une des particularités de la correspondance de Ponge réside dans la diversité de profils des correspondants. Sans typer ces derniers, le risque aurait été de travailler seulement sur des impressions. Le typage m’a donc permis une rigueur supplémentaire dans l’analyse, puisque suite à ce travail, je pouvais avoir une vue claire de mon corpus, sans me fonder sur de simples intuitions. L’étude des différentes catégories et de leur représentation dans la correspondance au fil des années a été particulièrement intéressante pour mener une réflexion sur la canonisation de l’auteur, l’augmentation des lettres et des destinataires de telle ou telle catégorie témoignant d’un changement de statut. Après-guerre, plusieurs nouvelles catégories apparaissent (éditeurs étrangers, artistes, organisateurs d'évènements culturels, etc.). L’apparition de ces nouvelles catégories ainsi que l’explosion de catégories déjà existantes (comme la catégorie des éditeurs) témoignent de la notoriété naissante de Ponge. Il n’est plus un auteur confidentiel : il y a eu le Parti pris des choses, l’article de Sartre, et la correspondance porte les marques d’un premier changement de statut. L’étude de la représentation du monde universitaire dans la correspondance m’a également permis de réfléchir à la légitimité croissante de l’auteur, l’université étant une des principales instances de légitimation, qui joue un rôle décisif dans la canonisation d’un auteur, dans son « devenir classique ».
Néanmoins, il est évident qu’on ne saurait se contenter du biais statistique et il faut insister ici sur la nécessité de baliser dans le corpus. Le contenu des lettres amène parfois à nuancer et préciser certains résultats. Une des questions importantes à poser est celle de l’amitié littéraire. Qu’est-ce qui s’échange, se crée ou se transforme dans les lettres entre écrivains ? Si l’on se plonge dans les différentes correspondances, force est de constater que les écrivains sont souvent une sous-catégorie du cercle amical. Beaucoup de lettres entre écrivains ne recèlent aucune espèce d’échange d’informations littéraires… On touche ici aux limites de la catégorisation, qui nous amène à classer dans la même catégorie des correspondances extrêmement diverses.
Avez-vous mené des collaborations avec d'autres projets du Labex ?
Oui, bien sûr : il faut préciser que le projet Ponge a été lancé peu après le projet HyperPaulhan, mené par Camille Koskas et Clarisse Barthélémy, soit un autre projet s’articulant autour de l’édition numérique de correspondances. Le projet Paulhan entend rassembler la correspondance de Paulhan sur deux périodes : 1925-1936 et 1950-1958. Il est certain que le projet Ponge a pu, dès sa conception, bénéficier des avancées du projet HyperPaulhan : en effet, Camille et Clarisse avaient déjà eu à réfléchir aux enjeux soulevés par l’édition numérique d’un corpus épistolaire et j’ai pu échanger avec elles à plusieurs reprises au moment de préciser la méthodologie et les objectifs du projet Ponge. La plupart des questions que l’on se posait dans le cadre de ce projet s’étaient en effet déjà posées pour le projet HyperPaulhan, notamment pour tout ce qui avait trait à l’indexation du corpus. Nous avons en outre travaillé ensemble lors de plusieurs colloques ou séminaires – notre dernière collaboration nous a ainsi amenées, avec Camille Koskas, à étudier les rhétoriques et les morales de l’amitié à l’œuvre dans la correspondance de Ponge, et notamment dans la correspondance Ponge-Paulhan.
Néanmoins, si le projet HyperPaulhan et le projet Ponge présentaient bien des points communs, il est aussi apparu que la spécificité de chacun de ces corpus de correspondances entraînait des questionnements différents. Le projet HyperPaulhan s’est surtout intéressé aux études de réseaux, du fait du rôle d’ « éminence grise de la littérature » souvent attribué au directeur de la NRF, et il a commencé par procéder à l’indexation des noms propres ; le projet Ponge a davantage utilisé les humanités numériques pour réfléchir à la question de la canonisation de l’auteur, et la première indexation entreprise a été celle des œuvres de Ponge, afin de pouvoir associer toutes les lettres concernant un recueil publié ou un poème précis.
L’un des intérêts de cette indexation a été de permettre d’étudier la lettre comme objet de genèse de l’œuvre, ou qui la prolonge, soit la lettre comme « archive de la création », pour reprendre l’expression d’Alain Pagès. Grâce à cette indexation, il est en effet possible de se pencher sur une œuvre précise et, à travers la correspondance, de saisir les étapes suivies par l’élaboration de cette œuvre. Cette approche est d’autant plus intéressante du fait que certains correspondants sont investis par Ponge d’un rôle de collaborateur ou de repoussoir : comme il l’écrit lui-même dans une lettre à son ami Michel Pontremoli, il a « soif de réactions à son œuvre » et il va souvent, dans ses textes, anticiper des objections qui sont celles-là mêmes qu’on a pu lui faire dans la correspondance. Dans une perspective plus sociologique, l’indexation des œuvres permet également de suivre au plus près les tribulations éditoriales vécues par Ponge, ses démarches pour faire publier tel ou tel recueil (l’on pourrait songer ici à ses difficultés à faire publier La Rage de l’expression). Notons que ces deux aspects (la lettre comme archive de la création ; la lettre comme témoignage des difficultés à être publié) montrent bien une des tensions constitutives du parcours de Ponge, entre recherche de la singularité, poursuite par Ponge de son projet, et nécessité de publier pour des raisons matérielles – et cela pas toujours dans les meilleures conditions.
Avez-vous été confrontée à des difficultés dans votre rapport au numérique ?
Comme le projet HyperPaulhan, j’ai été confrontée à la difficulté de l’indexation des noms propres pour un corpus de correspondance, les personnes étant souvent mentionnées par des surnoms ou seulement par leurs prénoms. Nous avons donc quelque peu contourné cette difficulté en préférant commencer par l’indexation des œuvres.
Par ailleurs, je dirais qu’une autre difficulté a été d’amener des chercheurs qui n’étaient pas forcément convaincus par les humanités numériques à participer à l’édition numérique de la correspondance. Le fait de consacrer plusieurs séances du séminaire « La Fabrique pongienne* » à la question des correspondances a permis d’entreprendre un véritable chantier autour de la correspondance de Ponge, et nous espérons, avec Benoît Auclerc, le prolonger lors de prochaines séances.
Quels développements futurs envisagez-vous ?
Avec Camille Koskas, nous aimerions essayer de mener des études de réseaux pour le corpus de la correspondance de Francis Ponge, à partir du logiciel Gephi. Certes, Ponge n’est pas un centre de la vie littéraire comme le fut Paulhan pendant presque deux tiers du XXème siècle, mais il croise tout de même plusieurs réseaux et dût-il rejeter le « monde des lettres », il n’en tient pas moins un rôle dans la vie littéraire de son siècle, que ce soit à la Libération lorsqu’il est à la tête des pages culturelles de l’hebdomadaire Action ou encore à partir de la fin des années 1950 jusqu’au début des années 1970, lors de son compagnonnage avec les nouvelles avant-gardes. Ce travail de visualisation des réseaux me sera utile pour la suite de mes travaux car ma thèse s’arrêtait au seuil des années 1960, or j’aimerais travailler sur la période où Ponge se retrouve au cœur de la vie littéraire – sans renoncer pour autant à une posture de l’écart, puisqu’il est dedans mais dehors, en marge mais impliqué, reparti dans son Midi d’origine mais tenu au courant in absentia par Philippe Sollers. Cette période sera également passionnante pour étudier la reconnaissance tardive de Ponge, soit un autre point sur lequel j’aimerais travailler.
* « La fabrique pongienne » est un séminaire bi annuel organisé par le Labex Obvil et l’équipe Marge de Lyon III.
Propos recueillis par Marguerite Bordry et Camille Koskas