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Entretien avec Krystelle Denis, Paule Desmoulière et Delphine Vernozy
Entretien avec Krystelle Denis, Paule Desmoulière et Delphine Vernozy
Krystelle Denis, Paule Desmoulière et Delphine Vernozy travaillent, dans le cadre d’un projet dirigé par Didier Alexandre et Véronique Gély, à la réalisation d’une plateforme interactive consacrée à Apollinaire et à Marie Curie. Elles nous livrent un aperçu de ce nouveau type de « collection numérique ».
Vous avez toutes les trois des parcours et des domaines de spécialisation très différents. Pourriez-vous nous expliquer comment vous en êtes venues à travailler sur ce projet ?
Delphine Vernozy : J’ai soutenu en 2015 une thèse en littérature française sur le livret de ballet en France des années 1910 aux années 1960, que j’avais préparée sous la direction de Didier Alexandre. Parallèlement, en lien avec certains questionnements suscités par le corpus de ma thèse, j’ai aussi proposé en 2014 un projet sur les « discours sur la danse » au labex OBVIL. Il s’agit de construire une base de données, de numériser un vaste corpus de textes et de le fouiller au moyen d’outils informatiques. Depuis septembre 2016, je travaille comme post-doctorante sur le projet de plateforme Apollinaire-Marie Curie, ce qui m’offre la possibilité d’approfondir mes compétences dans le domaine des humanités numériques.
Krystelle Denis : J’ai obtenu un Master d’architecture à la Graduate School of Design de Harvard en 2016. Je travaille maintenant comme ingénieure et designer, et je me suis spécialisée en prototypage d’interfaces. Je conçois des visualisations de collections patrimoniales et numériques. J’ai notamment travaillé au metaLAB à Harvard, un laboratoire de design qui collabore avec des bibliothèques et des musées et avec lequel l’OBVIL s’est associé pour ce projet.
Paule Desmoulière : Pour ma part, j’ai soutenu en janvier 2016 une thèse en littérature comparée préparée à Paris IV sous la direction de Véronique Gély et Hélène Casanova-Robin. Mon travail portait sur les recueils de poésie funèbre imprimés en Italie, en France et dans les Îles britanniques entre 1589 et 1643. En juillet 2015, j’ai assisté à la première école d’été en humanités numériques organisée par la Sorbonne et l’École des Chartes. J’ai été très intéressée par ce que j’y ai appris et je voulais poursuivre dans ce domaine. Après ma thèse, j’ai donc commencé à utiliser Gephi, un logiciel de visualisation de réseaux, pour aborder autrement mon corpus. Et cette année, j’ai eu l’occasion d’intégrer le labex OBVIL en tant que post-doctorante.
Pourriez-vous nous présenter rapidement le projet sur lequel vous travaillez actuellement et le cadre dans lequel il s’inscrit ?
Paule Desmoulière : Nous travaillons au sein du labex OBVIL, dans le cadre d’un projet porté par Didier Alexandre et Véronique Gély, et mené en partenariat avec le projet « Savanturiers du numérique » du Centre de recherche interdisciplinaire (CRI). Notre équipe est chargée de créer un prototype de plateforme web, documentaire et interactive qui sera destinée aussi bien à un public scolaire qu’à la communauté des enseignants et des chercheurs. Il s’agit d’utiliser les nouvelles ressources du numérique pour renouveler la façon dont nous concevons et transmettons l’histoire culturelle. Pour la réalisation de notre prototype, nous nous concentrons sur les figures de Guillaume Apollinaire et de Marie Curie. Parmi les documents que nous présenterons sur la plateforme, on trouvera évidemment leurs écrits, mais également des documents témoignant de leur réception et de l’influence qu’ils ont eue : les mises en musique des poèmes d’Apollinaire, des articles de presse, des extraits de films, des photographies, des entretiens radiophoniques, etc.
Delphine Vernozy : L’utilisateur pourra circuler au sein de ces archives. Il pourra organiser et trier les documents, par date, nature, lieu, etc. et parcourir la collection en suivant des personnages ou des mouvements artistiques. La plateforme permettra notamment aux élèves du secondaire de jouer un rôle actif dans le processus d’apprentissage. Ils pourront constituer leurs propres parcours à l’intérieur des collections. L’idée est aussi de relier enseignement et recherche, d’offrir aux professeurs un moyen de renouveler leur pratique.
La collection numérique
C’est un projet qui se rattache aux humanités numériques, mais qui diffère de ce qui se fait en général dans ce domaine…
Delphine Vernozy : Oui, le prototype que nous construisons se rapproche plutôt des « collections en ligne », comme la Lightbox créée par le metaLAB pour visualiser les collections du musée d’Harvard. Contrairement aux autres projets de l’OBVIL, nous ne préparons pas d’édition en ligne et notre travail n’est pas fondé sur du text mining, même si nous en utilisons les possibilités et que nous collaborons avec l’équipe HyperApollinaire, qui prépare actuellement une édition en ligne de l’œuvre complète d’Apollinaire.
Paule Desmoulière : Notre but n’est pas non plus de construire une approche interprétative mais une collection de documents qui permettra à l’utilisateur de la plateforme d’élaborer ses propres questionnements. C’est pour cela que nous pouvons travailler aussi bien sur un écrivain que sur une scientifique. Nous cherchons également à nous distinguer d’une approche textocentrée fondée sur une hiérarchie entre les médiums, les disciplines, les arts, les formes d’expression : chaque utilisateur pourra construire son parcours dans la collection, aucun point de départ, aucun ordre ne sera prédéfini. Ce qui nous intéresse, c’est de mettre en évidence les relations entre documents, qui sont reliés entre eux par des personnes, des lieux, des événements, des mouvements artistiques, etc.
Krystelle Denis : Une autre spécificité de notre projet, c’est le travail de fouille physique dans les archives, qui est à la base du projet. Nous ne partons pas d’une collection déjà existante, nous travaillons avec plusieurs bibliothèques partenaires : la constitution de la collection et l’élaboration des métadonnées ne peut donc se faire qu’après un processus de choix, d’examen et de description de l’objet physique qu’est le document. Nous ne nous contentons pas de reprendre des métadonnées existantes : nous sommes vraiment en prise avec la matérialité de la documentation et tous les défis techniques et administratifs que peut poser la recherche documentaire.
La plateforme que vous développez permettra d’accéder à deux collections distinctes, l’une relative à Apollinaire, l’autre à Marie Curie. Pourquoi avoir choisi ces deux figures ?
Paule Desmoulière : Le projet déposé par Didier Alexandre et Véronique Gély mettait en avant le fait que Guillaume Apollinaire et Marie Curie sont deux français d’origine polonaise qui sont tous deux devenus des figures emblématiques de la modernité, presque des légendes. Ce que l’on cherche à faire, c’est comprendre la façon dont la gloire scientifique ou artistique se construit au cours des décennies.
Delphine Vernozy : Il faut également rappeler que la plateforme est un prototype. D’autres séries de données pourront y être intégrées, concernant d’autres figures. Apollinaire et Marie Curie ont été choisis pour comme points de départ car ils permettaient de bien poser les bases de notre démarche scientifique, de montrer que cette approche pouvait être appliquée à des champs différents.
Comment vous répartissez-vous le travail ? Quelle méthode suivez-vous ?
Paule Desmoulière : Une des spécificités de notre travail est de nous faire aborder une multiplicité de tâches. Delphine et moi devons sélectionner des documents à présenter, les décrire avec précision dans des métadonnées, mais également travailler de concert avec les conservateurs de bibliothèques pour consulter les documents et déterminer lesquels sont susceptibles d’être numérisés. Nous travaillons avec la bibliothèque Jacques Doucet, les différents départements de la BNF, l’INA, le musée Curie, etc.
Delphine Vernozy : Cela implique également de comprendre les applications des lois en vigueur en matière de droit patrimonial. Nous sommes confrontées aux spécificités du droit d’auteur sur internet, qui est en constante évolution. Nous bénéficions de l’expertise d’Arnaud Latil, maître de conférence à Paris-Sorbonne, spécialiste du droit de la propriété intellectuelle et du droit de la presse.
Krystelle Denis : Pour ce projet, je me charge plus précisément de créer la base de données relationnelle et l’architecture de la plateforme. Nous nous sommes rendues compte que les types de documents que nous allons présenter sont trop différents pour être compris de manière linéaire. Il faut les penser dans l’espace. C’est pour cela que nous avons développé une base de données relationnelle : non seulement nous récupérons les métadonnées de chaque objet, mais nous établissons également entre eux des connexions explicites, qui pourront se traduire visuellement. On pourra faire apparaître les logiques et les motifs spatiaux, quantitatifs, qualitatifs qui sous-tendent la collection d’objet.
La collection numérique : navigation par filtres
Quel bilan tirez-vous de ce premier semestre ?
Delphine Vernozy : Nous avons déjà rassemblé un corpus important de documents d’archives sur Guillaume Apollinaire. Une grande partie du travail préparatoire a consisté à trouver une structure stable pour les métadonnées, qui puisse s’appliquer à tous les cas de figure que nous allons rencontrer et qui pose les bases des visualisations interactives.
Krystelle Denis : En se basant sur ces métadonnées, nous avons développé une « object map », une sorte de galerie d’images et de documents qui se présente comme une mosaïque. Nous travaillons vraiment en équipe et en multitâche. Tout en construisant l’architecture de la base, nous avons développé des méthodes qui nous permettent de voir en temps réel les nouvelles informations que nous ajoutons dans nos métadonnées. Nous travaillons aussi à des « micro-projets » : par exemple, pour montrer les différents lieux évoqués dans les poèmes d’Apollinaire, nous avons conçu une « heatmap », une carte dynamique et interactive à partir de coordonnées géographiques. À terme, on pourra suivre en parallèle le texte d’Apollinaire et le parcours qu’il trace dans l’espace.
Les lieux de « Zone »
Quelles sont les étapes à venir du projet ?
Paule Desmoulière : Nous avons bien avancé sur Guillaume Apollinaire, mais nous devons encore poursuivre les négociations avec certains de nos partenaires pour pouvoir reproduire des documents. Nous allons également entamer le travail sur Marie Curie dans les mois à venir.
Krystelle Denis : Au point de vue technique, nous voulons avancer assez vite sur la base de données relationnelle et continuer, en parallèle, à ajouter des métadonnées, à rassembler des archives et à chercher différentes façons de visualiser les connexions entre les documents et les grandes tendances qu’ils dessinent. Nous collaborons aussi avec HyperApollinaire pour partager nos méthodes de collecte et d’organisation des métadonnées afin de pouvoir mettre en relation nos bases de données.
Paule Desmoulière : La livraison du prototype de la plateforme est prévue pour septembre 2017. À partir de là, nous pourrons approfondir la recherche sur ses usages pédagogiques, adapter nos outils, développer de nouvelles applications et faire en sorte que notre site puisse être consulté depuis différents supports (ordinateur, tablette, smartphone…)
Delphine Vernozy : C’est aussi un projet nomade qui est destiné à circuler, à être présenté dans différentes universités, différents établissements scolaires. Nous avons plusieurs rencontres prévues dans les prochains mois. En mars prochain, nous irons rencontrer l’équipe du metaLAB à Harvard. Nous prévoyons de partager avec eux les métadonnées que nous avons collectées, et les visualisations que nous avons construites. Ils nous donneront des idées sur les différentes possibilités de développement ultérieur du projet. Au printemps, nous allons également mener un travail dans des classes du secondaire pour nous assurer que la plateforme correspond aux besoins des professeurs et des élèves.
Propos recueillis le 10 janvier 2017 par Marc Douguet